Le tiers, le témoin, l'imaginaire (à propos de The Waves de Thierry Kuntzel)

Le face à face du visiteur et de la vague interactive constitue l’architecture essentielle de l’installation : c’est là que se noue un dialogue intime avec ce qui nous échappe toujours, le devenir. A partir d’une certaine zone de proximité, le mouvement d’approche du visiteur vers l’écran, vers l’image de la vague, interagit sur le temps de l’image et le son, jusqu’à l’arrêter. Le visiteur n’interrompt pas d’un coup le temps ordinaire par son action involontaire, il l’altère progressivement, à la mesure exacte de sa spontanéité inconsciente, de sa vitesse d’approche, aussi vive ou aussi lente soit-elle. L’action est aussitôt le paradoxe d’une immobilisation du son et de l’image : la vague colorée ralentit, et cela jusqu’à l’arrêt sur image en noir et blanc, jusqu’au silence. Le fantasme d’un contact ou d’une rencontre de l’homme et de l’image coïncide donc avec un « désir d’image » (selon la belle expression de Françoise Parfait (1)) porté jusqu’à l’incandescence, jusqu’à la fusibilité du corps, sa fusion métaphysique dans le vide. Le désir d’image vire au désir impossible de possession : on arrête l’image comme pour la posséder, mais quand on l’a arrêtée, l’image est insaisissable dans sa fixité, mortifiée. Le visiteur près du mur est pour ainsi dire entré dans l’image qu’il ne peut plus voir. Nuée. L’action de l’art procure la joie indépassable de l’instant qui est la condition de son pragmatisme, de son être-là dans un présent toujours renouvelé. La prouesse en
jeu ne relève pas d’une exhibition de moyen technique, mais bien d’un effet sublime, de l’invisibilité d’une réaction simultanée et continue, qui module exactement le temps de l’image et du son de la vague à la mesure de notre mouvement, de notre position dans l’espace, mais je suis tenté aussi de dire à la mesure des mouvements de conscience et des remous de l’inconscience.

La question que je me pose ici, c’est que la dualité qui opère sur une oscillation entre la vue et la fascination pourrait bien être un piège, celui d’une béance que l’on manque chaque fois pour ainsi dire, et cela d’autant plus que ce vide, cette mort, ce feu sublime qui nous happe, se donne comme donné, évident, intraitable. Je n’entends pas minimiser les dimensions multiples de cette radicalité abrupte qui nous a mis au bord du néant (2), mais j’entends dégager les mécanismes d’une intuition, de quelque chose qui apparaît non pas comme un double caché, mais comme une instance tierce, qui met en relief d’une façon particulièrement saisissante l’intersubjectivité. J’aimerais concentrer mon attention sur cet effet collatéral, inhérent au dispositif, et qui n’est vraiment perceptible en lui-même que lorsqu’il y a plus d’un visiteur dans la pièce. Cet effet serait révélateur que la structure profonde où se joue l’ouverture de l’oeuvre n’est pas bipolaire mais ternaire. La solitude du visiteur est convoquée ici : mais là où quelque chose de lui-même est exposé malgré lui et hors de lui, c’est déjà qu’un appel s’adresse à d’autres, devant la vague. Tel visiteur est toujours déjà soit témoin du mouvement de l’autre vers l’abîme, soit il est regardé alors qu’il croit être seul au monde, dans l’activité de son regard qui emporte tout son corps au milieu du chaos.

Quelque chose se noue entre les visiteurs du fait que seul celui qui est le plus proche de l’écran interagit sur le temps de l’image et du son. Le dispositif isole donc toujours quelqu’un, celui qui aura risqué le plus sa vie en se lançant dans le vide, vers le précipice de cette vague, celui qui se sera mis en avant devant les autres, et d’une certaine façon contre eux ou pour eux. Ce quelqu’un risque sa vie : il agit en lieu et place des autres, et simultanément, il les empêche de voir la vague naturelle puisque son action, sa position de proximité modifie le cours ordinaire du flux du temps.

Comment cette vague devient-elle alors une puissante médiatrice, une vaste machinerie sur laquelle se règlent des rapports de force primordiaux qui viennent s’inscrire comme à l’origine de tous rapports sociaux ?

N’y a-t-il pas ici une forme de mondanité, de cordialité, de politesse, qui rend les visiteurs attentifs les uns aux autres, dans leurs approches respectives ? La vague devient elle-même le lien lâche ou tendu qui donne à lire l’état des relations intersubjectives entre les visiteurs. On est donc surpris par le conflit originel qui est impliqué : les visiteurs sont en position de concurrence les uns les autres. Tout à coup chacun est obligé de considérer la distance qui le sépare de la vague en fonction des autres. Mais cette distance est perpétuellement annulée, marge du neutre où toute limite, tout horizon, s’indique, s’effrite. On reconnaît ici une structure élémentaire, celle du signifiant, en tant qu’il indique l’opacité d’une relation, qu’il s’indique déjà comme la béance de l’autre en tant qu’il manque, qu’il fait trouée dans le réel. On constate la violence initiale qui hiérarchise les rapports entre actifs et passifs, entre ceux qui prendront part à la modification du devenir et ceux qui seront les témoins de cette progression vers l’inexorable.

La complexité ne cesse de croître à mesure qu’apparaissent les rouages conceptuels d’une telle oeuvre qui n’entend en fait que se désoeuvrer, se défaire au fur et à mesure qu’elle se fait. Car comment soutenir que le rapport est d’abord de concurrence, alors qu’il est peut-être d’avantage don d’amour ou de jouissance, sacrifice pour la sauvegarde de l’autre ? Que l’interprétation bascule dans un sens ou un autre, ce rapport d’implication tire sur des liens invisibles, découvre toute une résille d’effets qui marquent chacun à sa façon une limite entre l’essentiel et l’inessentiel.

Un trouble encore plus grand me saisit lorsque je réalise à nouveau que c’est en toute inconscience que l’immobilisation iconique et sonore a lieu par le seul effet de mon approche : c’est sans le savoir que je suis celui qui tue le mouvement, le devenir. Et aucun savoir ne peut me retenir d’aller là-bas, puisque c’est la recherche d’un savoir, le désir d’image, qui est le ressort de ma volonté et de mon action. Et ce que je trouve dans l’accomplissement de mes actes et de mes mouvements est l’absence de savoir : l’irrésistible attirance de la proximité aveuglante, d’un toucher qui coïncide avec l’abstrait, supplante pour ainsi dire toute envie et toute volonté de savoir, comme une profonde malédiction, inscrite en moi. Je suis en quelque sorte inexorablement attiré par la perte, la destruction. Je me déplace dans le temps écartelé, disjoint, de cette sorte d’abîme que je viens d’ouvrir.

Je ne sais donc pas les conséquences qu’aura mon approche : malgré moi, j’avance en détruisant, jusqu’à l’arrêt, la mort. La destruction pure de l’image et du son, l’arrêt et le silence, restent ainsi l’horizon de mon action sur la représentation, le point où elle est défigurée, et c’est le spectacle de cette défiguration qui, par l’art, extrait le mourir pour lui-même, en dehors de toutes considérations réalistes et rationnelles. Quelque chose du mourir incessant a été entr’aperçu dans cette expérience, qui me rend la mort de l’autre aimable, bien qu’impossible à supporter.

Je saisis d’ores et déjà la mesure d’un enjeu de taille : l’autre est celui qui m’empêche de suivre le cours ordinaire du temps, mais il est aussi celui qui risque de voir son moi englouti dans son action en s’exposant aux autres. Celui qui se sera ainsi approché de la vague jusqu’à l’immobiliser, celui qui se sera mis lui-même au pied du mur jusqu’à ne plus pouvoir voir quoi que ce soit sinon la matière vidéo, est donc celui qui fige, qui arrête l’image pour que les autres la voient arrêtée de loin. C’est donc dans le dialogue entre ce visiteur qui s’est approché et ceux qui restent loin que réside tout le sens dialectique de cette installation, ce qui se révèle être sa profonde dimension intersubjective, son humanité bouleversante. La vérité de ce rapport dialectique entre les visiteurs culmine là-bas, dans l’arrêt atteint provisoirement et une fois pour toutes, dans ce moment non-dialectique où le temps sort de lui-même.

C’est là que le titre, cet hommage au roman The Waves (« les vagues »), trouve sa racine : car si Virginia Woolf a tenté de dissoudre tous ses personnages, tous leurs moi individuels et isolés dans le flux des sensations et des perceptions, à travers ce style stratifié, ces superpositions de voix qui s’emmêlent, c’est que le signifiant, le symbolique, est enroulé dans le réel comme son envers, il est inséré partout dans la matière du continu, dans les bulles et les alvéoles d’écume : au-delà d’un moi qui dans sa dilatation, son augmentation, aurait rejoint la nature infinie, il est ce qui à proprement parler traverse les sujets, comme la matière collective de leur identité qui les dépasse, les submerge.
Ce corps à corps si particulier offre toutes les conditions d’absorption, de fascination (ce que Thierry Kuntzel appelle « l’illumination de la mélancolie »(3)). L’espèce d’ébranlement intérieur qui dérange le socle le plus profond de notre être demeure ainsi comme un écran à partir duquel toutes les spéculations théoriques restent clouées devant ce seuil de disparition, ce centre de dispersion.

D’une certaine façon, la question est toujours ouverte de savoir si The Waves échappe à une conception romantique du moi solitaire. Parce qu’effectivement, là au bord du mur, le moi submergé croit toujours saisir en lui, comme une chose qui lui appartient, le moment où précisément il se dissipe, s’évanouit, où il fait l’épreuve de ses bords. Mais même le visiteur qui est seul face à la vague peut ressentir comment ce gouffre est déjà celui de l’autre ; c’est une place vide qui l’attend, qui l’indique d’une façon nécessaire et inéluctable. La vérité de cette incandescence n’apparaît toujours que comme une fiction, alors que ce qu’elle produit détruit la possibilité de son souvenir. Un doute s’insinue partout, comme la conséquence logique d’une stratégie ou d’une démonstration qui suit sa propre faille.

Plaisir qui se consume en jouissance de cette maîtrise du temps, de cette dislocation, de ce qui ne tient pas en place. Cette image était moi lorsque je l’ignorais.

Cette vague dérègle le rapport de chaque visiteur par rapport aux autres en ce sens qu’un pas, un mouvement de pied, engage celui-là par rapport à la vague, et par rapport aux autres. Le synchronisme de réaction entre le visiteur le plus proche et la vague (4), comment ne pas concevoir qu’il se transfuse indéfiniment comme synchronisme à venir entre les visiteurs ? J’imagine cette scène où deux visiteurs inconnus tenteraient d’avancer en même temps, pas à pas, vers la vague, réalisant ce programme inconscient, inscrit dans la topologie de l’installation: « Le désir, pur désir impur, est l'appel à franchir la distance, appel à mourir en commun par la séparation » (5).
L’arrêt lui-même est la limite du ralenti, sa conclusion ou son ultime conséquence, le seuil limite où plus aucune avancée n’est possible. Quelle durée a donc été atteinte là, qui s’ouvre lorsque tout se fige ? Comment a-t-on arrêté sans le vouloir ce qui ne s’arrête pas, l’océan, l’incessant ? Tous les degrés du ralenti comportent donc la dimension de l’arrêt comme ce qui travaille le fond bruyant et mouvant de l’océan. On savoure les grains du singulier, les étincelles maritimes que l’on lâche ou que l’on retient à petits pas, on s’esclaffe intérieurement des cascades qu’on laisse éclabousser librement à grandes enjambées.

Cette installation, dans laquelle femmes, enfants, hommes de tous ages se perdent, jouent, vient ainsi pointer au creux d’un mouvement tourbillonnant l’universalité d’une disparition, celle du sujet et de son sacrifice en tant qu’il lie un pacte avec l’autre : elle symbolise sans parole l’attachement à l’illimité, l’exigence de l’autre dans sa forme pure—impure, entre la peur et le désir le plus élémentaire, le plus
ineffable.
Paul-Emmanuel Odin

NOTES :
(1) : Françoise Parfait, «Les images freinées (actualité du Neutre)», automne 2003, revue LIGEIA
(2) : «Mobile-immobile», écrit Raymond Bellour, tout en éclairant historiquement le thème de la vague dans les recherches contemporaines. « Thierry Kuntzel », Art press, N°297, 2003.
(3) : Thierry Kuntzel, note sur The Waves, diffusée lors des expositions.
(4) : C’est parce que la vague est «le premier spectacle audiovisuel synchrone» que je fais cette hypothèse. Michel Chion, Le promeneur écoutant, Ed. Plume, 1993.
(5) : Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, Ed. Gallimard, Paris, 1980, p.50


J'ai écrit ce texte lorsque j'ai fait venir The Waves de Thierry Kuntzel à la compagnie. Il fait partie du recueil de textes critiques insérés dans le beau DVD-Rom Title TK, édition anarchive.